Le chat, l'homme et la souris
par Jean Guilaine & Jean-Denis Vigne
EN DEUX MOTS :
Le consensus semblait établi chez les archéologues : le chat avait été domestiqué en Egypte au début du IIe millénaire avant notre ère Mais des restes de l'animal ont été trouvés dans des sites néolithiques sur l'île de Chypre, où il n'existe pas a l'état sauvage. Un chat a même été inhumé face à un homme vers 7500 avant notre ère: l'animal était au moins apprivoisé sinon domestiqué. Sur les mêmes sites chypriotes, on a aussi trouvé des restes de souris et des sculptures représentant le rongeur. Ils suggèrent un rôle déterminant de ce dernier dans le rapprochement entre le chat et l'homme.
La domestication du chat recule de cinq mille ans dans le temps. La présence du plus ancien témoignage sur l'île de Chypre où aucun ancêtre de cet animal n'a jamais vécu, laisse même penser que le processus a débuté encore plus tôt. Peut-être dès que l'homme a commencé à attirer les souris.
Où et quand le chat a-t-il été domestiqué ? La plupart des archéologues considèrent que, d'un point de vue morphologique et génétique, la sous-espèce Felis silvestris lybica, proche-orientale et africaine, constitue l'ancêtre de la variété domestique. L'Egypte des débuts du IIe millénaire aurait été le théâtre de cette transformation, comme l'indiquent clairement certaines représentations du Moyen Empire. C'est notamment le cas dans la tombe de Baket III, roi administrateur local de Beni Hasan vers 1950 avant notre ère ou l'on voit faisant front à un rongeur, un chat, symboliquement désigné comme domestique par la présence derrière lui d'un homme porteur d'une baguette d'éleveur.
Mais les spécialistes ne sont pas tous d'accord. Car d'une part la répartition naturelle de l'espèce sauvage Felis silvestris est très vaste : on la trouve de l'Europe occidentale à la Mongolie et à l'Afrique. Et, d'autre part, la forme domestique ne s'en distingue pas beaucoup morphologiquement, surtout au début.
Ainsi, l'idée d'une domestication plus ancienne avait-elle été avancée par Simon J.M. Davis, actuellement à l'Institut portugais d'archéologie de Lisbonne. Il se fondait sur la présence d'une mâchoire de chat parmi la faune de Khirokitia, site néolithique de l'île de Chypre, au VIIe millénaire av J.-C.. Aucun ancêtre sauvage potentiel du chat n'ayant jamais vécu sur l'île, cette découverte permettait de déduire qu'il y avait été amené par l'homme. Ce n'était pas une preuve de domestication, mais cela ouvrait la porte à un apprivoisement potentiel. La découverte et la fouille, dans un niveau du VIIIe millénaire d'un autre site chypriote, Shillourokambos, d'une sépulture associant un humain et un chat vient de confirmer ces présomptions : l'homme et le chat ont depuis très longtemps des relations privilégiées.
Origine continentale
Le site de Shillourokambos, près de Limassol, dans la partie méridionale de Chypre, a été fondé aux alentours de 8400 à 8300 avant notre ère par des colons issus de l'aire levantine ou anatolienne. Il a été occupé pendant quelque 1300 ans, puis abandonné, et à nouveau réoccupé vers la transition entre le Ve et le IVe millénaire. La première occupation, qui correspond à la période du Néolithique précéramique, a été subdivisée en quatre à cinq phases, distinguées par des évolutions culturelles.
La plus importante de ces évolutions se place autour de 7500 avant notre ère. Avant cette date, la forte présence de traits culturels continentaux démontre que les liens transmaritimes avec le Proche-Orient sont fréquents: ils permettent le transfert sur l'île à la fois de savoirs techniques, mais aussi d'idéologie et de pensée symbolique. Ensuite, un isolement culturel se produit rapidement: l'île limite dès lors fortement ses relations avec le continent, et élabore une civilisation spécifiquement chypriote, la " culture de Khirokitia ".
Parmi les apports continentaux figure l'essentiel de la faune de l'île. En effet les hommes du Néolithique amenèrent avec eux des animaux, domestiques ou sauvages, qui jusque-là n'existaient pas à Chypre: porc, boeuf, chèvre, mouton, daim, chien, chat, renard. De même transférèrent-ils sur l'île des céréales et des légumineuses domestiques.
Le chat fit donc partie des espèces transportées par mer jusqu'à Chypre. Jusqu'à présent, les restes mis au jour étaient disparates (une diaphyse d'humérus, trois mandibules, deux fragments postcrâniens) et datés, assez peu précisément, de la seconde moitié du VIIIe millénaire av. J.-C. Toutefois, les traces de découpes ou de brûlures de cuisson portées par deux d'entre eux, et leur présence parmi des dépotoirs de faune plaidaient en faveur d'un abattage de ces carnivores pour leur viande ou pour leur peau. Chiens et renards dont des restes ont aussi été reconnus durent subir un sort identique. Quelques autres sites contemporains de cette phase de Shillourokambos ou plus récents avaient livré également des vestiges épars du petit félidé.
On en était là lorsque la découverte d'une sépulture humaine parmi les ruines du village de la phase moyenne (entre 7500 et 7200 avant notre ère) nous montra que les chats de Shillourokambos pouvaient avoir un statut différent. La tombe en question, fouillée en 2001, est constituée par une petite fosse de 55 centimètres sur 60 creusée dans les restes d'un bâtiment circulaire de terre crue. Elle contenait les restes d'un adulte en position hypercontractée bras repliés sur la poitrine et jambes en flexion maximale. Peut-être avait-il été inhumé dans un sac. Contrairement à la plupart des tombes individuelles également reconnues sur ce secteur de la fouille cet individu avait bénéficié d'un intéressant mobilier funéraire : deux petites haches polies, un fragment de pierre volcanique, un pendentif en roche noire, un grattoir discoïdal, une lame appointée, deux fragments de lame et une petite boule d'ocre. À peu de distance, une sorte de dépôt votif regroupant un petit galet de picrolite (roche vert clair utilisée dans la fabrication de parures ou d'objets symboliques) et 24 coquillages, avait été aménagé dans une cuvette. Face au défunt, à 20 centimètres de la bordure de la première fosse, une troisième dépression, peu profonde, de 43 centimètres sur 25, avait été agencée. Elle contenait le squelette d'un chat, couché sur le côté gauche, tête à l'ouest, déposé avec soin dans ce petit volume apparemment creusé à son intention. La bête, jeune, était de forte taille.
Animal familier
L'animal faisait face au défunt: nul doute qu'une relation forte les unissait dans la vie. Le décès du second a probablement entraîné le " sacrifice " du premier et la " mise en scène " funéraire de leurs inhumations respectives. Si cela n'est pas suffisant pour prouver la domestication de l'animal cela suggère une forme d'apprivoisement.
L'homme avait-il souhaité que la bête reposât auprès de lui ? On connaît au Proche-Orient, quelques millénaires plus tôt dans la culture natoufienne des sépultures où les individus sont accompagnes de chiens. Le sentiment de l'homme pour la bête s'accompagne parallèlement d'un geste destructeur. La mort de l'homme entraîne celle de l'animal. Ce pouvoir revendiqué de l'humain sur l'animal donne un sens particulier à la notion de domestication pour ce qui concerne les carnivores : celle-ci implique une relation hiérarchisée, de type dominant/dominé. Mais pourquoi le chat et l'homme se sont-ils ainsi rapprochés ? L'intérêt des hommes du Néolithique pour le chat semble ancien. À Jerf-El-Ahmar, en Syrie, sur le moyen Euphrate, on connaît une petite tête de félin sculptée en ronde-bosse dans la pierre, vers 9000 avant notre ère. À Chypre, dans un puits creusé vers la fin du IXe millénaire avant notre ère, on avait jeté, après usage, une curieuse tête mi-féline mi-humaine, sculptée dans une serpentine locale, qui pourrait bien représenter un chat. Deux autres figurines représentant probablement des félins proviennent, l'une de Shillourokambos, l'autre de Mesovouni, un autre site précéramique de Chypre.
Souris envahissantes
Il y a tout lieu de penser que les félins s'inscrivaient aux Xe et IXe millénaires avant notre ère, dans le bestiaire sauvage, figurant souvent des animaux dangereux dont l'homme faisait l'un de ses thèmes artistiques les plus courants. En témoignent les stèles des centres cérémoniels de Gôbekli, en Turquie, sur lesquelles on reconnaît des lions et des panthères. Des panthères sont aussi pressentes dans certains sites syriens. On retrouve encore des félidés figurés contre les statuettes féminines adipeuses d'Haçilar en Turquie au VIIe millénaire avant notre ère.
Mais pour ce qui concerne la domestication proprement dite l'hypothèse la plus plausible est identique à celle avancée par les tenants de la domestication égyptienne et fait intervenir un troisième larron dans l'histoire: la souris. Dès que les Natoufiens du corridor levantin ont entre 12000 et 10300 avant notre ère pris le parti de vivre dans des localités stables et ont stocké des denrées végétales, ils ont attiré près d'eux des espèces commensales, et notamment deux variétés de souris : l'espèce sauvage locale (Mus macedonicus) et une autre espèce, la souris grise (Mus musculus). Cette dernière, aussi nommée parfois, mais de façon impropre, souris " domestique ", était de souche peut-être plus orientale. De la compétition que se livrèrent ces deux souris survint un relatif clivage écologique : Mus musculus colonisa plus préférentiellement les zones habitées et leurs abords immédiats et certaines de ses populations devinrent donc strictement commensales, tandis que Mus macedonicus occupait surtout les zones peu fréquentées par l'homme.
Involontairement sans doute, les migrants continentaux qui colonisèrent ou entretinrent des contacts avec Chypre apportèrent très tôt la souris grise sur l'île. Dans un puits de Mylouthkia, daté de la fin du IXe millénaire avant notre ère, ont été récemment mis au jour des restes renvoyant indubitablement à cette espèce. Ce rongeur fréquentait aussi les quartiers de Shillourokambos. On ignore si les habitants se plaignaient de dommages. C'est peut-être avec une pointe d'humour qu'un des leurs sculpta, dans un galet de picrolite, un petit rongeur saisissant de vérité avec ses oreilles en relief, son museau pointu, ses moustaches et une robe à poils épais.
Le chat prédateur nocturne et solitaire aurait il été tenté de fréquenter l'homme pour mieux assurer son alimentation en rongeurs, et se serait-il ainsi peu à peu " auto domestique "? Où l'homme aurait-il entrepris de l'apprivoiser pour limiter les populations de souris? Ces questions attendent encore des réponses. Mais les restes de chats de Shillourokambos, et notamment la bête inhumée aux côtés de l'être humain, apportent des éléments en faveur d'une très vieille familiarité entre mammifères carnivores et sociétés humaines peut-être concomitante de l'apparition des souris parmi ces dernières. L'histoire de la domestication du chat est sans nul doute une pièce à trois acteurs qui n'a jamais cessé de se jouer depuis.
Jean Guilaine & Jean-Denis Vigne
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